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La couleur du papier
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20 juillet 2013

Les deux débiteurs de boisson

- Lèves-toi et marches !

- Pffrruit.

Emmanuelle poussa un long soupir alcoolisé dans une allée sombre de Barcelone. À l'aide de mouvements exagérés, elle releva et replia les manches de sa tunique nazaréenne, arrangea ses cheveux fixés en chignon par une croix d'argent, assura la prise de ses orteils sur leurs sandales respectives, et entreprit de jucher son compagnon d'infortune sur des épaules qui en avaient vu d'autres. Il faut dire qu'Espevin pesait bien son poids, c'est à dire pas grand-chose, mais qu'il avait en outre cette sale habitude de vin de soirée, celle de se laisser aller au roulis, au tangage, au risque de se répandre sur le sol ou quelqu'un. Et pour éviter ça, Emmanuelle devait le charger avec la même délicatesse qu'un nouveau-né : du bout des doigts, sans respirer. Lorsqu'elle sentit ses cheveux de vieilles vignes lui retomber sur les épaules, elle raffermit sa prise et commença d'avancer, au travers des rues en pente et dallées, avec en tête l'objectif utopique d'arriver à destination avant le lever du jour.

- J'arrive pas à croire que tu me ramènes encore.

- Tais-toi et fixe l'horizon. Droit devant, légionnaire. Et je ne veux pas d'excuse absurde comme "l'horizon n'est pas visible à cette heure de la nuit" ; droit devant, j'ai dit !

- Ça va, ça va... Mais par pitié, ce soir, pas de parabole.

- Ça fait partie du contrat, tu ne vas pas y échapper. On s'équilibre, ajouta-t-elle après un moment de silence.

Onomatopée molle d'une digestion impie. Borf.

- On s'équilibre déjà naturellement. Et comme ça, j'aurais pas à subir toutes tes conneries, là... "Aimes ton prochain comme on t'aime", ou jessaipakoi...

- "Aimes ton prochain comme toi-même", corrigea Emmanuelle, sentencieuse comme une peine capitale.

- Que mon prochain aille se faire f-ffoutre.

- Mais je lui souhaite, je lui souhaite.

 

Ainsi allaient le baudet et son cavalier, au gré des ruelles pavées et de la conversation, cet enfer pavé de ponctuation. Ils marchaient au hasard, ou du moins c'est ce qui aurait transparu de leurs actions au regard d'un observateur étranger. Il n'en était rien. Comment croyez-vous que, de manière aussi régulière, des usagers de bars ronds à la manière des queues de pelles puissent retrouver leur chemin au travers de métropoles chacune plus labyrinthique que la précédente ? Certaines épouses accusent le destin, les habitudes, la chance, le divin. Parfois les quatre à la fois. En ce qui concernait Emmanuelle, la réponse était simple et évidente. Le divin. Parce que le divin c'était plus que son rayon. Le divin, c'était sa pomme. Pour un certain nombre, Emmanuelle était la réincarnation officielle de Jésus Christ, toge et sandales comprises, la barbe en moins.

Le contenu d'un pot de chambre s'écarta naturellement de sa trajectoire corporelle pour s'écraser le long du trottoir. Par Miracle, ce genre de choses ne les touchait jamais, mais sonnait en revanche le point de départ des insultes.

- La Prostituée ! cracha une vieille en catalan. La Putain de Babylone arpente nos rues ! La Putain de Babylone !

Pour le reste des croyants impliqués, elle pouvait sans mauvais jeu de mots faire une belle et longue croix sur sa carrière de Messie. Pour le reste des croyants impliqués, Emmanuelle était la tristement célèbre Prostituée de Babylone, faiseuse de Miracles, dominatrice de l'un des multiples avatars de la Bête, et damnatrice des hommes. Et des femmes. Bref, du genre humain dans son ensemble. Une réputation absolument idéale pour sortir le samedi soir.

Toujours passablement éméché, Espevin se laissa couler à terre, sur un sol couvert de matières douteuses, pour pointer un doigt troublement triple en direction de la vieille. Celle qui venait de déclencher le vide-grenier de sanitaires général.

- Dis-donc, grand-mère ! glapit-il d'un ton méchant. Combien de fois tu l'as priée, la môme Emmanuelle, pour que ton Jules batte ta fille plutôt que toi ? Et qui est-ce qui l'a fait crever, cette foutue charogne, hein ? À qui tu crois qu'il l'a dû, son coma éthymmh... !  Mais putain, Manue ! Ppour une fois, UNE ! que je fais un truc bien ! Ah non, hé, pas touche ! Vade retro ! Repose-moi !

 

Traîner Espevin ne fut pas une mince affaire, après que le bougre se soit débattu tant et si mal qu'il chut sur les pavés, proférant des injures en latin et aspergeant les quelques passants de Côte-de-Nuits à l'aide de son robinet viticole. Celui-ci, situé sur l'appendice simiesque partant du bas de son dos (comme toute queue de singe qui se respecte), fournissait notre intéressé en vin de qualité (ou non, selon l'humeur) ; lequel semblait venir des deux tonnelets qui lui tenaient lieu de jambes, avant que l'interlocuteur attentif ne s'aperçoive non seulement de l'endroit réel d'où partait le tuyau, mais aussi de l'identité ambiguë des tonnelets, lesquels se révélaient -stupeur- n'être au final qu'un sarouel fantaisiste tout ce qu'il y avait de plus seyant. Sur la tête d'Espevin se trouvaient deux cornes d'abondance tournées vers l'intérieur, entourées de raisins et de vignes-cheveux, qui déversaient leurs trésors à l'intérieur de son être. Sa peau, avec de nombreux changements de teintes selon l'endroit et l'éclairage, se trouvait la plupart du temps d'un rubis doux et moelleux.

Depuis le dernier croisement, le dénommé Esprit de Vin, démon du troisième cercle des enfers chargé de punir les gourmands, n'avait pas décroché un mot. En un autre mot, il boudait. Mais aussi il cuvait, somnolait et bouillait intérieurement, ce qui fait bien plus d'un mot. En réalité, pour décrire ce qui lui passait par la tête en cet instant précis, il aurait fallu à disposition le contenu d'un dictionnaire, et sans doute pas des plus polis.

Lorsqu'Emmanuelle déverrouilla doucement la porte de la minuscule chapelle dans laquelle ils créchaient tant bien que mal, Espevin acheva de sombrer dans un sommeil peuplé de rêves vengeurs envers Barcelone, ses pots de chambre et ses personnes âgées.

Utopiquement, le jour peinait à se lever.

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